- M. Semenov- Tian-Shansky
La communauté mathématique subit une lourde perte avec la disparition de Ludwig Faddeev, grand mathématicien et théoricien russe qui s’est éteint le 26 février 2017 après une longue maladie. Malgré son état de santé, Faddeev resta très actif jusqu’aux derniers mois de sa vie. En août 2016 il participa à la réunion de la 23e conférence européenne «Few- Body Problems in Physics » où on annonça la création de la Médaille Faddeev pour récompenser les meilleures contributions à cette théorie en physique quantique. Cet honneur fut le dernier d’une longue liste que Faddeev reçut de son vivant.
Ludwig Faddeev est mondialement connu pour ses contributions à la physique mathématique qui en ont profondément changé le visage. Ses travaux sur la théorie quantique des champs de jauge ont préparé le terrain pour les développements révolutionnaires des années 1970 qui culminèrent avec la création du Modèle Standard en physique des particules élémentaires. Ses travaux sur le problème à plusieurs corps et sur le problème inverse de di ffusion en mécanique quantique comptent parmi les résultats les plus profonds dans ces domaines. Ses travaux fondateurs sur la Méthode Quantique du Problème Inverse ouvrirent un vaste et nouveau domaine de recherche allant des modèles résolubles en théorie quantique des champs à la topologie algébrique et les groupes quantiques.
Pendant plus de 60 ans, L. Faddeev fut associé à l’Institut Mathématique Steklov à Leningrad (puis St. Pétersbourg) dont il fut le directeur de 1976 à 2000. Il y créa le laboratoire de problèmes mathématiques en physique, et il y réunit un groupe formé par ses collègues et ses élèves. L’école qu’il fonda, bien qu’aujourd’hui dispersée à travers le monde, reste très soudée et joue un rôle important dans la physique mathématique moderne.
Les jeunes années
L.Faddeev naquit en 1934 à Leningrad dans une famille de mathématiciens éminents. Sa mère, la Professeur V. Faddeeva, fut l’une des pionnières des méthodes de calculs numériques. Pendant plusieurs décennies elle dirigea à l’Institut Steklov le laboratoire de calculs numériques qu’elle avait créé. Son père, le Professeur D. Faddeev, fut l’un des meilleurs algébristes de son temps; il est particulièrement connu pour ses travaux en algèbre homologique, théorie de Galois, et théorie des représentations. Son enseignement universitaire avait formé plusieurs générations d’algébristes russes. Il fut aussi un musicien distingué et un brillant pianiste. Le choix d’un prénom assez rare, Ludwig, pour leur fils aîné reflétait l’espoir de ses parents de le voir devenir un musicien professionnel. Cet espoir ne put se réaliser à cause des privations dues à la guerre pendant son enfance, mais Ludwig avait une connaissance très profonde de la musique classique. Avec son père ils jouèrent à quatre mains toutes les symphonies de Bruckner et Mahler; ses compositeurs favoris étaient Berlioz et Richard Strauss.
Les jeunes années de Faddeev virent le pays se redresser après les ravages de la grande guerre; ce fut aussi le temps de grands espoirs après la mort de Staline. Ce n’est pas par hasard que parmi sa génération on compte un nombre très remarquable de mathématiciens de tout premier plan : Arnold, Berezin, Maslov, Novikov, Sinaï, pour n’en citer que quelquesuns. La raison de cette réussite spectaculaire est très simple : en ces temps de grande rigueur idéologique dans le pays, les mathématiques furent le terrain de liberté qui attira naturellement les jeunes gens doués. Un autre point crucial fut la très solide tradition scientifique qui avait survécu aux tourments de la révolution et aux répressions des années 1930.
À l’age de 17 ans, Ludwig prit la décision de s’inscrire à la faculté de physique de l’université de Leningrad; à l’époque, son père était le doyen de la faculté mathématique, et Ludwig voulut tracer son propre parcours. La faculté de physique avait une très forte tradition en physique théorique marquée par les noms de A. A. Friedmann et V. A. Fock. Le cours de mathématiques pour les jeunes physiciens conçu par l’académicien V. I. Smirnov était directement orienté vers l’étude de la mécanique quantique. À partir de 1954, l’éducation mathématique de jeunes théoriciens fut confiée au Professeur O. A. Ladyzhenskaya, alors la plus jeune et plus brillante professeur de la chaire de mathématiques. Ludwig appartint à la première promotion de cette chaire, tout juste devenue indépendante. L’enseignement d’O. A. Ladyzhenskaya détermina largement son intérêt pour les problèmes mathématiques de la mécanique quantique et de la théorie quantique des champs. Elle fut aussi le directeur de sa thèse de doctorat qu’il prépara à l’Institut Steklov quelques années plus tard. Son portrait resta sur la table du bureau de L. Faddeev à l’Institut Steklov jusqu’à la fin de la vie de celuici.
Premiers articles : la diffusion quantique et le problème inverse
Les premiers articles de Faddeev portèrent sur la décomposition spectrale de l’opérateur de Schrödinger avec spectre continu, et sur la théorie de la diffusion. Dans sa thèse il donna la solution complète du problème inverse de la diffusion quantique pour l’opérateur de Schrödinger sur la droite. Cette thèse fut écrite dans le sillage de travaux fondamen- taux sur le problème inverse dus à Gelfand, Levitan et Marchenko qui étudièrent le cas de l’équation de Schrödinger radiale. Le cas de l’équation de Schrödinger sur la droite est un peu plus compliqué à cause du spectre continu multiple. Une décennie plus tard, ce cas s’avérait être d’une importance capitale pour la méthode du problème de diffusion inverse dans la théorie de systèmes intégrables; les formules que Faddeev avait démontrées dans sa thèse purent être directement appliquées dans ce nouveau contexte.
Problème des trois corps
Le sujet suivant que Faddeev avait choisi fut le célèbre problème des trois corps en mécanique quantique. À cette époque, Faddeev était déjà fortement attiré par la complexité de la théorie quantique des champs, mais il pensait qu’avant de se lancer dans les eaux incertaines de la théorie des champs il devait d’abord s’affirmer scientifiquement en résolvant un problème compliqué. Bien que les difficultés techniques du problème quantique des trois corps fussent très différentes de celles de son fameux prédécesseur classique, il s’agissait d’un réel défi à cause de la nature très complexe du spectre continu de l’opérateur de Schrödinger. Dans son travail Faddeev s’appuya sur l’expérience acquise lors de son étude de la diffusion quantique; il parvint à réarranger les équations intégrales pour la résolvante de l’opérateur de Schrödinger sous la forme d’un système d’équations de Fredholm (en éliminant ainsi la contribution du spectre continu). Le nouveau système put servir de base pour des calculs numériques très efficaces dans de nombreuses applications (allant de la chimie quantique à la physique nucléaire), ce qui déclencha une activité de recherche sans précédent. Bien que plusieurs de ses élèves et collègues soient restés dans ce domaine en continuant la recherche qu’il avait initiée, le choix de Faddeev fut de changer radicalement de sujet. Après la publication de sa célèbre monographie consacrée à ce problème (en 1963, traduction anglaise en 1965) il se tourna définitivement vers la théorie quantique des champs.
Champs de jauge et théorie de Yang-Mills
Le défi était de taille, car à l’époque la théorie quantique des champs était considérée en Union Soviétique comme obsolète, contradictoire, et totalement dépourvue d’avenir. À l’origine de ce verdict sans appel se trouvait la découverte par Landau du paradoxe dit « de la charge zéro » qui aurait indiqué un défaut majeur dans les fondements mêmes de l’électrodynamique quantique et, par extension, de toute autre version de la théorie quantique des champs. Landau rendit son verdict dans son dernier article, écrit peu avant la catastrophe tragique qui mit fin à sa carrière scientifique. Ses mots furent considérés par ses élèves comme le testament du Maître et, lorsqu’en 1966 Faddeev fit une percée décisive dans la théorie de Yang-Mills, il ne put publier son article sur le sujet dans aucune revue russe, ni l’envoyer à l’étranger (ce pour quoi un avis favorable du Département de physique nucléaire de l’Académie des sciences était nécessaire). Finalement, un court article de Faddeev et son élève Popov contenant l’annonce de leurs résultats fut publié dans Physics Letters (avec une année de retard). La version complète (parue en russe comme prépubli- cation) fut traduite en anglais et rendue disponible seulement en 1973 lorsque la révolution scienti- fique associée aux champs de jauge était déjà en plein essor.
Le choix de Faddeev de se lancer dans la théorie de Yang-Mills est la preuve de son non-conformisme avéré, mais aussi de sa profonde conviction qu’une bonne théorie physique doit surtout être belle ma- thématiquement. Son intention de départ était de comprendre la quantification de la Relativité Gé- nérale, théorie d’une incontestable beauté mais aussi notoire pour sa grande complexité. La théorie de Yang-Mills paraissait à l’époque n’être qu’un exemple modèle. Nous savons maintenant que cet exemple fut très bien choisi : il permit de généraliser l’électrodynamique quantique en créant la théorie unifiée des interactions électrofaibles et de construire une théorie cohérente des interactions fortes. Géométriquement, la théorie de Yang-Mills est effectivement très proche de la Relativité Géné- rale (tandis que cette dernière traite du fibré tangent de l’espacetemps, la théorie de Yang-Mills met en jeu des fibrés vectoriels abstraits). Le point culminant de ces développements révolutionnaires fut la création du Modèle Standard dans la physique des hautes énergies et la découverte, au début desnnées 1970, de la liberté asymptotique, qui affranchissait la théorie de Yang-Mills du paradoxe fatidique de la charge zéro qui avait terni l’éclat de sa naissance. Les résultats de Faddeev et Popov fournirent la base, à la fois technique et concep- tuelle, pour tous ces développements couronnés par plusieurs prix Nobel.
À propos du célèbre article de Faddeev-Popov, on doit surtout souligner la clarté et la concision de leur approche qui constitua par la suite le langage de base de la nouvelle théorie. Le nouveau formalisme qu’ils proposèrent s’appuyait largement sur l’utilisation d’intégrales fonctionnelles. Bien que L.Feynmann les eût introduites dans la mécanique quantique dès les années 1940, étrangement, il ne les avait jamais utilisées dans la théorie quantique des champs alors qu’elles fournissent le moyen le plus simple pour passer à ses célèbres diagrammes. Au début des années 1960, Feynmann examina lui aussi la quantification de la théorie de Yang-Mills; comme Faddeev quelques années plus tard, il voulut aborder cette théorie avant de passer à la Relativité Générale. Feynmann découvrit les inconsistances des théories naïves des perturbations, mais n’arriva pas à les éliminer. L’utilisation des intégrales fonctionnelles rendit tous les calculs complètement transparents. Le point central de ces calculs est la détermination de la mesure d’intégration correcte sur l’espace des phases quotient (la réduction symplectique de l’espace des phases est la partie clé de la théorie qui met en valeur son inva- riance par rapport au groupe de jauge). Ce calcul met en jeu le déterminant régularisé d’un opérateur différentiel exprimé à son tour par une intégrale fonctionnelle auxiliaire de Berezin (par rapport aux variables grassmanniennes). Les particules non- physiques associées à cette intégrale sont les fa- meux «Faddeev-Popov ghosts », rapidement devenus emblématiques de la nouvelle théorie.
Au fur et à mesure que les idées de la théorie quantique des champs gagnaient du terrain dans de nouveaux domaines des mathématiques, la force et la flexibilité de la méthode de Faddeev-Popov furent pleinement confirmées. La méthode des « ghosts » continua à se développer sous la forme d’une tech- nique cohomologique directement liée aux idées de la supersymétrie (la méthode brst).
Intégrabilité classique
Les années 1960 furent très fécondes pour Fad- deev. Outre ses travaux sur Yang-Mills, il fit une percée dans le traitement du problème inverse pour l’opérateur de Schrödinger en dimension 3. En même temps, à la demande de Gelfand, il obtint une nouvelle démonstration du théorème spectral pour l’opérateur de Laplace automorphe dans le demiplan de Poincaré, suivi quelques années plus tard par la démonstration non-arithmétique de la célèbre formule de trace de Selberg. À partir de 1971, il se lança dans le développement de la nou-velle méthode d’étude d’équations différentielles non-linéaires créée quelques années auparavant par Gardner, Greene, Kruskal et Miura. Pendant un certain temps, la seule application connue de leur méthode avait été l’équation KdV, mais on avait vite trouvé de nouveaux exemples. La technique que Faddeev avait développée dans sa thèse de doctorat s’inscrivit directement dans ce nouveau contexte. Sa première contribution à ce domaine fut son article avec V. Zakharov établissant que l’équation KdV est complètement intégrable. L’importance conceptuelle de cet article fut immense : ce fut le premier exemple non-trivial d’un système complètement intégrable en dimension infinie. Cette découverte déclencha un changement total de paradigme dans l’étude des équations non-linéaires.
Dès le début, l’intérêt de Faddeev pour l’étude de ces équations fut alimenté non pas par leur rôle de modèles utiles en hydrodynamique ou en mécanique, mais surtout par leurs applications possibles à la théorie quantique des champs. L’équation KdV n’est pas tout à fait appropriée à cet égard à cause de son caractère non-relativiste, mais très vite Faddeev tomba sur un exemple plus intéressant, l’équation sine-Gordon, vite devenue célèbre, qu’il étudia avec son jeune élève L. Takhtajan. Les solutions solitoniques pour cette équation se comportent comme de vraies particules relativistes; par conséquent, le spectre de particules dans le modèle quantique associé est beaucoup plus riche qu’on ne pouvait l’attendre à la base de la théorie des perturbations naïve. L’équation sine-Gordon indiqua pour la pre- mière fois la richesse jusqu’alors insoupçonnée de modèles non-linéaires dans la théorie quantique des champs, ainsi que le rôle très important dans celleci des solutions solitoniques.
La voie vers la justification de ces prédictions plutôt hardies s’avéra assez longue et compliquée. À cette époque, Faddeev constitua autour de lui une équipe d’élèves aussi jeunes que brillants. Beau- coup de résulats des deux décennies suivantes furent le fruit de leur travail collectif. Le séminaire hebdomadaire de Faddeev à l’Institut Steklov devint le centre d’activité de la recherche dans les différents aspects de la théorie des systèmes intégrables, mais aussi de la théorie quantique des champs, de la théorie des groupes de Lie, etc. Cette activité très variée ainsi que les cours de Faddeev (notamment à l’École d’été des Houches) contribuèrent au renouveau fondamental de la physique mathématique en général, l’accent étant mis sur les liens interdisciplinaires et le rôle accru des idées géométriques et algébriques.
Méthode Quantique du Problème Inverse
Outre l’étude d’exemples très variés de systèmes intégrables, les années 1970 furent marquées par les premières tentatives pour comprendre la quantification de modèles intégrables de la théorie des champs, d’abord au niveau semiclassique. Un difficile travail technique fut nécessaire pour convaincre les physiciens, initialement très sceptiques, que les solitons restent stables dans le cas quantique. Ce travail prépara la vraie percée de la fin de la décennie lorsqu’une méthode systématique de résolution de modèles intégrables quantiques fut mise en œuvre. Ce fut une découverte vraiment majeure qui réunit des idées de la méthode classique des problèmes inverses avec des résultats récents de la physique statistique (notamment ceux de R. Baxter), ainsi que des trouvailles techniques remontant aux premières années de la mécanique quantique (Ansatz de Bethe). La clé de voûte de la nouvelle méthode fut la belle algèbre à la base de la notion de « matrice R quantique ». L’un des premiers exemples de R-matrice fut extrait d’un vieil article de C. N. Yang; par conséquent, l’identité clé satisfaite par la R-matrice reçut le nom d’identité de Yang-Baxter sous lequel elle est devenue universellement connue. L’esquisse de la nouvelle méthode fut annoncée par Faddeev dans un rapport dans son séminaire en mai 1978, et au bout d’une année la plupart de ses hypothèses furent confirmées. Les résultats de Faddeev luimême et de ses élèves E. Sklyanin, L. Takhtajan, L.Kulish y jouèrent un rôle décisif. L’un de ces succès les plus spectaculaires fut la solution du modèle sine-Gordon quantique qui confirma toutes les prédictions précédentes.
La nouvelle algèbre autour de l’identité de Yang- Baxter déboucha vers la découverte d’une nouvelle classe d’objets algébriques qui reçurent un peu plus tard le nom de groupes quantiques. Le premier exemple de l’algèbre enveloppante quantifiée fut trouvé par P. Kulish et N. Reshetikhin; davantage d’exemples ainsi que des axiomes appropriés furent ensuite suggérés par V. Drinfeld. Les groupes quantiques ouvrirent un nouveau chapitre de l’algèbre non-commutative dont les applications vont de la théorie des nœuds et la topologie algébrique, à la combinatoire et à la théorie des représentations. Quelques années plus tard, Faddeev avec Reshetikhin et Takhtajan développèrent une approche originale de la quantification de groupes et d’algèbres de Lie reposant entièrement sur la notion de R-matrices. Les groupes quantiques connurent une grande popularité dès leur apparition; il faut noter toutefois que la théorie des groupes quantiques ne formalisa que la partie la plus simple de la méthode quantique du problème inverse. Le cœur de cette méthode est l’ensemble des moyens pour résoudre le problème spectral pour les hamiltoniens intégrables. La version la plus simple de ces méthodes est l’Ansatz de Bethe algébrique élaboré par Faddeev avec Sklyanin et Takhtajan, les techniques plus sophistiquées faisant appel à la séparation de variables quantique introduite par Sklyanin quelques années plus tard. Ce domaine continue à être un champ de recherche très actif de nos jours.
Anomalies quantiques et solitons en 4 dimensions
L’étude très réussie de modèles quantiques intégrables (en dimensions 1 et 2) avait un peu éclipsé la physique en espacetemps de dimension 4 dans le travail de Faddeev et de son équipe. Ce domaine ne fut cependant pas totalement mis à l’écart. Dans les années 1980 Faddeev travailla en particulier sur les anomalies dans la théorie quantique des champs; avec son élève S. Shatashvili il découvrit de nouvelles classes de cohomologies pour les groupes de jauge ainsi que des extensions abé- liennes associées de ceux-ci. Faddeev était particulièrement fier de ce résultat qui mettait en jeu d’une façon inattendue les découvertes de son père D. K. Faddeev dans l’algèbre homologique remon- tant aux années 1940.
Une autre piste fut la recherche de solutions solitoniques dans des modèles de la théorie des champs en dimensions 3 et 4. Après la découverte des premiers exemples de ce type (tel le fameux monopole de ‘t Hooft-Polyakov), Faddeev privilégia la possibilité de trouver des modèles plus compliqués où les solitons forment des configurations entrelacées. Dans les années 1990, le collaborateur de Faddeev A. Niemi confirma numériquement l’existence de ces solitons entrelacés dans le modèle suggéré par Faddeev à la base d’un invariant topologique, l’invariant de Hopf. Ces solitions jouent un rôle clé dans la description des hypothétiques solutions du type «glueball » en théorie de Yang-Mills.
Les dernières années
L’effondrement de l’Union Soviétique changea profondément la destinée de la science en Russie. Une bonne partie des élèves et des collaborateurs de Faddeev furent dispersés à travers les laboratoires et les universités du monde entier. On eut aussi à déplorer des pertes précoces à cause des situations de crise dans les années 1990. Ceux qui avaient décidé de rester passèrent eux aussi une bonne partie de l’année à l’étranger. Les étudiants brillants ne manquèrent pas mais furent également contraints de partir pour trouver un emploi décent. Au début des années 1990, le support de la fondation Soros fut d’une grande aide, mais il devint vite clair que la recherche fondamentale et la science en général ne faisaient nullement partie des priorités des nouvelles autorités russes.
Pendant toutes ces années Faddeev voyagea beaucoup, mais sa décision fondamentale fut de rester chez lui. Il déclina en particulier l’invitation à prendre la direction de l’Institut de physique théorique à l’université de Stony Brook après la retraite de C. N. Yang. Sa préoccupation constante fut de sauver les mathématiques en Russie en faisant face aux menaces en tout genre qui faillirent couler l’Institut Steklov, ainsi que l’Institut Euler que Faddeev avait créé et qu’il dut défendre d’attaques malhonnêtes (parfois littéralement au péril de sa propre vie). Au fil des années cette tâche devint de plus en plus pénible, causant détresse et désillusion.
Pendant ces années, il retourna largement à un exercice plus solitaire de son activité de recherche, comme pendant sa jeunesse, en fort contraste avec le travail en équipe des années 1980. Des collaborations fructueuses naquirent toutefois pendant cette période, venant enrichir les nombreuses relations plus anciennes. Parmi les découvertes majeures de ces années on doit avant tout citer la conception très novatrice de la dualité modulaire dans la théorie des groupes quantiques. Cette conception qui naquit des études des modèles intégrables quantiques en espace-temps discret ouvre un nouveau chapitre très prometteur de la théorie des représentations, établissant des liens avec la géométrie non-commutative, la théorie des opérateurs aux différences finies, les nouvelles classes de fonctions spéciales, etc.
Les contributions majeures de Faddeev au développement des mathématiques et de la physique théorique lui ont valu une large reconnaissance internationale. Il fut élu membre de toutes les prin- cipales académies du monde (dont l’Académie des Sciences Française). Il s’est également vu décerner plusieurs distinctions prestigieuses, dont la médaille Dirac (1995), la médaille Max Planck (1996), la médaille Euler (2002), la médaille Lomonosov (2014), le prix Poincaré (2006) et le prix Shaw (2008, avec V. Arnold). Il était depuis 1976 membre de l’Aca- démie des Sciences de l’Union soviétique (devenue l’Académie des Sciences Russe en 1991). De 1986 à 1990, il fut le président de l’Union mathématique internationale.
L’héritage scientifique de Faddeev conserve toute son importance pour la recherche actuelle, ainsi que pour le futur de la physique mathématique. Les années récentes en ont apporté de nom- breuses preuves spectaculaires, tel le lien inattenduentre deux de ses sujets préférés, la théorie de Yang- Mills et les systèmes intégrables quantiques. Dans les premières années de la théorie de Yang-Mills on nourrissait l’espoir un peu romantique qu’elle pourrait être elle aussi intégrable. Bien que ce soit faux, on trouva une version de celle-ci, la théorie de Yang-Mills super-symétrique, qui est vraiment très proche de l’intégrabilité. Les résultats récents de Nekrasov et Shatashvili (ancien élève de Faddeev) montrent que la description du secteur de vide dans cette théorie amène directement aux systèmes in- tégrables quantiques (de types standard ainsi que de types nouveaux); tous les ingrédients de la Mé- thode quantique du problème inverse, comme les R-matrices et l’Ansatz de Bethe, se mettent en jeu dans ce nouveau contexte. Ce lien fascinant entre des aspects a priori très éloignés de l’héritage de Faddeev est une preuve supplémentaire de sa vitalité et de sa profondeur. Avec sa disparition nous avons tous subi une perte immense. On sent pourtant que, selon les mots du poète, Letum non omnia finit. Les travaux et les idées de Faddeev restent pour nous une source d’inspiration qui durera de longues années encore.
Michael Semenov-Tian-Shansky, Institut de mathématiques, université de Bourgogne Franche-Comté &cnrs, et Institut Mathématique Steklov (St. Petersburg).
Pour information : l’auteur donnera un exposé à la mémoire de L. Faddeev au séminaire de géométrie hamiltonienne de Paris 6 le 13 octobre 2017. Renseignements : imj-prg.fr/spip.php?article72